Nous sommes tous, chacun à notre manière, excessifs : consacrer trop de temps à lire ou à
soigner le travail que nous réalisons, servir autrui plus que de raison alors que nous aurions besoin de
nous reposer, accumuler le plus de réussites possibles et malmener notre corps, surévaluer nos
peurs, amplifier inconsciemment nos émotions pour nous sentir différents des autres, retarder au
maximum l’action à entreprendre…
Mais, aujourd’hui, d’autres formes d’excès sont abordées. Deux extraits de Tous les matins
du monde illustrent le mal que nous pouvons faire à autrui et à nous-mêmes : « Vous n’avez pas mal
joué, dit Monsieur de Sainte Colombe (Jean-Pierre Marielle) à son jeune élève, Marin Marais (Guillaume
Depardieu), futur brillant musicien de Louis XIV ; vous connaissez la position du corps, votre jeu ne
manque pas de sentiments, votre archer bondit, votre main gauche saute comme un écureuil, vos
ornements sont ingénieux et parfois charmants, mais je n’ai pas entendu de musique ». On peut
imaginer la douleur du jeune élève en entendant ce jugement dur et sans appel ! Parler à l’autre sans
ménagement, lui dire ses quatre vérités sans amour est l’une des neuf passions humaines :
l’arrogance. Le dictionnaire la définit comme une attitude qui se manifeste par des manières
hautaines, blessantes.
Abasourdi, Marin Marais s’est assis et Monsieur de Sainte Colombe poursuit son
« lynchage» : « Vous pourrez aider les gens qui dansent, vous pourrez accompagner les acteurs qui
chantent sur scène, ce que vous écrirez plaira, vous gagnerez votre vie, votre vie sera entourée de
musique, mais vous ne serez pas musicien ». Marin demeure sans voix, comme assommé. Le maître
de musique n’en a pas encore fini ! « Avez-vous un cœur pour sentir, avez-vous idée de ce à quoi
servent les sons quand il ne s’agit plus de danser ni de réjouir les oreilles du roi. Cependant votre voix
brisée m’a ému. Je vous garde pour votre douleur, non pour votre art. » L’élève le quitte sans mot
dire… De quel droit parler d’une façon aussi destructrice ? De quel droit exercer une telle emprise ?
Quel bénéfice secondaire y a-t-il à faire du mal ?
Dans un second extrait de Tous les matins du monde, sous une pluie drue, le Maître pousse le
jeune élève et sa viole hors de la maison de bois où il enseigne : « Allez ! Allez ! » dit-il brutalement à
ce dernier. Il le prend par le bras et continue de le bousculer pour qu’il se décide à aller sous la pluie
jusqu’à la maison de Monsieur de Sainte Colombe. Ce dernier s’est assis dans son salon et, d’une
voix pleine de colère et d’un geste brusque, demande à l’élève de jouer : «Jouez ! » Tardant à le faire,
car il chuchote quelques mots à l’oreille de la fille du maître, celui-ci se lève, s’empare de la viole de
Marin, la fracasse contre le manteau de la cheminée et achève de la briser à coups de pied… Marin,
gardant son calme, se borne à dire : « Monsieur, vous pourriez rendre raison de ce que vous avez
fait». Lui donnant quelques écus pour acheter une autre viole, il demeure dans son arrogance :
« Vous avez là de quoi vous acheter un cheval de cirque pour pirouetter devant le roi ! Quittez à
jamais la place. Vous êtes un très grand bateleur mais un petit musicien.»
Colère violente, colère exprimée de façon excessive, colère que l’on ne domine pas est une
seconde forme d’excès. Un excès qui fait souffrir ceux qui la reçoivent mais aussi ceux qui ne peuvent
la dominer : « Crier, se fâcher à l’excès : c’est débile et pourtant je continue ! Cette colère est ma
honte. Honte parce que je me revois : Quel visage je donne à voir ! Quel comportement je montre !
C’est trop ! Je souffre car je n’exprime pas ce que je veux. La colère m’échappe. Elle me dépasse. »
La vengeance peut, elle aussi, être excessive. Morales, dont la jeune épouse Liliana fut violée
puis assassinée par Gomez, n’a de cesse de le retrouver, car homme de main de la junte argentine, il
a été relâché par celle-ci avant toute condamnation. Il le retrouve et le séquestre dans une
dépendance de sa maison pendant plus de vingt ans ! Un ancien policier, doutant que Morales ait
accepté cette remise en liberté, épie ce dernier. Il retrouve Gomez emprisonné. La séquence dans
laquelle le policier découvre Gomez dans la prison construite par Morales est d’une force dramatique
incroyable. Le réalisateur du film Dans ses yeux choisit, non pas de faire entendre le cri de Gomez,
mais un silence et quelques mots, à peine audibles, de Gomez : « S’il vous plait, dites-lui au moins de
me parler… s’il vous plait… » Le policier ne dit rien, regarde Morales qui lui rappelle que ce dernier,
peu de temps après l’homicide, lui avait dit que le meurtrier serait condamné à une peine à
perpétuité : « Vous aviez dit perpétuité… »
Vengeance excessive que celle de vouloir que le meurtrier « vive longtemps et vive une vie
complètement vide » et qu’il soit privé de tout échange avec un autre être humain. Le mari a perdu
toute humanité en jouissant de sa vengeance, une vengeance sans limites.
Arrogance, colère excessive, vengeance excessive mais aussi luxure que les auteurs
définissent comme un désir sexuel excessif. Dans Les contes de Canterbury, le réalisateur Pier Paolo
Pasolini, illustre cette forme d’excès : le seigneur du lieu demande à ses amis de lui arranger un
mariage très rapidement car, vieillissant, il veut continuer à jouir de la vie et ne peut plus attendre. Il
ajoute qu’il ne veut à aucun prix d’une vieille femme car « au vieux poisson, il faut de la chair
fraiche ». À la porte de son château, il se plait à regarder toutes celles et ceux qui, dans la rue,
vaquent à leurs occupations : « Que de jolis brins de filles ! Quel beau voisinage m’a donné le bon
Dieu ! Je n’ai que l’embarras du choix…» dit-il en se frottant les mains. « Pourquoi pas la jolie
Mary ? » dont la petite fille découvre les fesses de sa mère en lui relevant ses jupes. Le seigneur se
plait à les regarder en se passant la langue sur les lèvres et en roulant des yeux de convoitise : l’autre
n’est pour lui qu’un objet de sa satisfaction. Il n’écoute que sa pulsion. « Un excès d’hormones » dira
durant l’étude de la séquence, une jeune participante de 14 ans …
Aux quatre premières facettes de l’excès s’ajoute une cinquième : le contrôle excessif. Une
illustration en est donnée par l’employée de maison dans Julieta de Pedro Almodovar : « Faites
attention à ne pas vous endormir, vous allez rater le car. Vous voulez que je vous téléphone au cas
où ? » Bien que Julieta réponde par la négative, l’employée quitte la pièce en disant sur un ton
n’appelant aucune réplique : « Je vous téléphone » !!! Quand Julieta lui confirme son désir
d’enseigner : « Je crois que vous faites une grosse erreur. » Bien que Julieta fasse part de son refus
d’être une femme au foyer, elle maintient son contrôle : « Le métier d’une femme, c’est sa famille. Le
mieux, si vous voulez que la vôtre reste unie, c’est de rester ici. » Un tel contrôle nie la réalité de
l’autre, le prive de sa liberté.
Après l’examen de ces formes d’excès, un échange en sous-groupes s’ordonne autour de
quelques questions telles que :
- Emporté par l’émotion, vous est-il arrivé d’employer des mots durs, exprimant à l’autre, sans ménagement, ses travers ?
- Vous est-il arrivé de réaliser, du fait de votre spontanéité, une action de façon excessive (par exemple, faire 2000 kilomètres en étant seul à conduire) ?
- Vous est-il arrivé de ne pas accepter que l’on vous impose des limites (danser toute la nuit, faire la bringue, pratiquer un sport dangereux, conduire à la limite des capacités d’une voiture, etc.) ?
- Vous est-il arrivé d'adopter une attitude provocante, agressive, montrer sa force, tant par les gestes que par la parole, s’exprimer de façon inconvenante, dire ce qu’il ne faut pas dire, s’amuser à choquer, refuser l'attirail des conventions, tout cela pour se sentir libre et non enfermé dans un carcan culturel ?
- Vous est-il arrivé d'avoir une relation sexuelle manquant d’attention à l’autre, de tendresse ?
- Vous est-il arrivé d'avoir une colère excessive dans le ton ou les gestes (parce que l’autre minimise ce que vous dites ou n’accorde pas d’importance à ce que vous vivez ou parce qu’une pulsion ou une envie ne peut se réaliser) ?
Troisième temps du Café : Comment ne pas nuire, ni à autrui ni à soi-même ? Comment ne
pas se laisser envahir par ces formes d’excès ? Michel Serres donne, à cette fin, une orientation :
« L’homme ne devient réellement humain que lorsqu’il investit une part de sa puissance à contenir sa
puissance. » C’est ce dont témoigne une scène du film Julieta. Pendant treize ans Antia, la fille de
Julieta, ne donne aucun signe de vie à sa mère car elle la considère responsable de la mort de son
père, marin pêcheur parti en mer à la suite d’une dispute avec Julieta et disparu lors d’une tempête.
Le ressentiment est lié au souvenir d’un mal vivement éprouvé, avec le plus souvent le désir
de se venger. C’est ce qu’éprouve Antia jusqu’au moment où son fils de neuf ans, Xoan, se noie dans
une rivière. Elle écrit dans cette lettre que Julieta attendait depuis si longtemps : « Je suis rongée par
la douleur. En ce moment, le plus amer de toute ma vie, je pense à toi. Je comprends maintenant ce
que tu as dû endurer à cause de ma disparition. Je ne pouvais pas imaginer. Il faut l’avoir vécu pour
l’imaginer. » L’épreuve que vit Antia l’a ouverte à la compassion pour sa mère. En souffrant de la
perte de son fils, elle comprend qu’elle a pu faire souffrir cette dernière.
Sur la route qui la conduit vers sa fille, Julieta dit à son compagnon : « Je ne lui demanderai
aucune explication. Je veux seulement être auprès d’elle. » Une même compassion, ouvrant à la
douceur, habite le cœur de Julieta. Plusieurs manifestations de la douceur sont aussi présentes dans la scène finale de Tous les matins du monde (film réalisé par Alain Corneau) : Monsieur de Sainte Colombe dont la colère s’est éteinte avec l’âge, dans un ultime échange avec son ancien élève, prend avec tendresse les mains de
Marin Marais, lui confie deux arias que personne n’a jamais entendus et l’invite à les jouer ensemble.
À la place de la colère excessive ou de l’arrogance, développer l’innocence (in nocere : ne pas
nuire), la douceur…
Pierre Angotti, Compiègne le 1er juillet 2019